Quelle belle matinée de printemps, on voyait le ciel bleu, les arbres du jardin tout couverts de bourgeons, les fenêtres grandes ouvertes avec leur pots de fleurs déjà verdissants.
Ce beau temps faisait déjà penser aux vacances.
Jeanne écoutait… « Ya d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles. »
Cette chanson de Trenet lui montait à la tête toutes les fois qu’ elle l’ entendait.
C’était vrai qu’ il y avait de la joie dans l’ air.
Il y aura toujours cette impatiente à mordre la vie…
Alors qu’ elle fredonnait… joyeuse … on sonna à sa porte.
Elle alla ouvrir tout en chantant encore.
C’était le facteur.
« … Bonjour madame, un télégramme pour vous… »
Sa voix expira, comme par enchantement!
Qui pouvait bien lui envoyer un télégramme?
Elle en décolla les bords, l’ ouvrit avec précaution, et en lut le contenu sans attendre une seconde.
L’ homme qui portait dans son sac les larmes et les rires la regardait, gêné…
Jeanne changeait d’ expression au fur et à mesure qu’ elle lisait la dépêche…
Maladroitement affectueux, le bonhomme l’ interrogea… il la connaissait si bien,
« Mauvaises nouvelles madame?
Un long silence…
Abêtie, le visage décomposé, Jeanne referma la porte derrière elle sans mot dire, et resta dans la pénombre, le regard rivé dans le néant.
Son cœur fondait!
Une sensation douloureuse étreignait sa poitrine.
On lui annonçait la mort de son frère bien aimé.
Mort !
Elle articulait sans comprendre.
Impossible.
Elle lui avait parlé il y avait une semaine à peine !
Comment?
Tragiquement !
Le mot sonnait creux.
Il n’ avait pas de sens.
Le temps pourtant s’était arrêté sur lui.
Elle refusait d’ y croire.
Pourtant !
Non, tu n’es pas mort.
L’âme couleur de cendre, ses yeux ne voyaient plus que le noir de l’ indéchiffrable.
Sur sa bouche… une hideuse grimace figée…
Sa gorge, son ventre, son corps hurlaient en silence comme saturés d’épines.
Il n’était plus là et elle ne versait pas de larmes.
Comment pleurer quand on a le cœur brisé en mille débris et la gorge bouchée.
Les bras mous et les jambes chancelantes, elle eut beaucoup de peine à rester sur pieds.
Seule sa voix répétait… Mort… Mort…
Ô mort, pourquoi fais- tu tant mal ?
Cette drôle de parole retentissait dans son esprit et la flagellait jusque dans la chair y creusant d’ irritables ornières.
… Une rue semée de bornes blanches… comme toutes les tombes des êtres qu’ on a aimés…
C’ est peut-être ça la vie.
Elle lui jetait des mots sans suite, elle l’ appelait…
elle l’ appelait…
« Jaques ! Jaques… C’ est vrai?... Jaques !... »
L’ impuissance devant l’ injustice, la vie aveugle continuait tout autour à hurler, le dégoût devant son propre corps qui vibrait, bougeait et ne s’arrêtait pas pour un instant de respirer…
Elle aura beau boire le ciel et les nuages, écouter la pluie et le vent pour lui, crier son nom dans son sommeil comme quand elle était petite et qu’ elle avait peur du noir… son cœur restera toujours meurtri.
Seuls les enfants n’ ont jamais de mal longtemps.
Oui ! Il était toujours là, LUI, son grand frère, pour la consoler et la guérir quand encore bébé, elle avait mal.
Un jour, un jour peut-être, elle guérira.
Mais quand, quand ?
Jaques ne lui répondait pas !
Et tout de suite le remords, le besoin de culpabiliser, comme si c’était tout ce qui nous restait, comme si on pouvait justifier la mort de ceux qui nous ont quittés.
A' croire qu’ ils meurent les malheureux, dans l’ unique but de nous faire souffrir, comme un dépit !
Les yeux rivés dans le vide, crispés comme deux poings sur son drame intérieur, Jeanne souffrait en silence.
Personne n’ avait le pouvoir d’ apaiser sa douleur.
Son visage perdit sa sérénité habituelle et des larmes vinrent mouiller ses paupières.
Elle émergeait peu à peu dans la vie qui, pour un instant l’ avait abandonnée, et avec des yeux hagards de convalescents qui n’ ont pas vu la lumière depuis longtemps, fourbue, brisée, elle retrouva un peu de force et de courage pour annoncer la triste nouvelle à toute sa famille.
Un éclair de détresse brillait sur son visage dévasté.
Ses enfants jouaient… Oh! Les rires.
Son mari lisait, le chien anhélait à ses pieds.
Aucun d’ eux ne s’imaginait le drame qui venait d’ investir le cœur de Jeanne.
Elle les contempla un instant, se racla la gorge pour
dénouer le nœud qui l’ empêchait de parler et, la bouche fiévreuse, elle eut un cri de détresse, comme une pierre qu’ on jette dans l’ eau qui brille.
Un cri de pauvre femme dont on déchire le cœur avec les ongles…
Quels gémissements!
Elle aboyait sa douleur !
Elle souffrait pour ne pas être près de lui.
Il avait besoin d’ elle et elle n’ y était point !
Combien de Km la séparaient de son frère bien aimé…
Dans les bras l’ un de l’ autre, Jeanne pleurait à petits sanglots saccadés sur l’épaule de son mari qui, consterné, ne savait que dire pour la consoler.
Il l’ aimait son beau frère.
Il avait lui aussi des sanglots d’ homme, des sanglots rauques qui déchirent la poitrine…
Puis un silence.
Le silence des choses définitives, le silence de
l’ irréparable.
Et dehors, la voix d’ un chien qui bramait…
Avait- il lui aussi des blessures insoignables ?
La journée s’ achevait triste et lente.
Nostalgie devant le soleil qui s’ effaçait dans la nuit du
néant.
Tout a- t-il donc une fin ?
N’ arriverons- nous jamais à l’ existence immuable et infinie?
Ô Mort, tu sembles te faire un jeu de nos souffrances.
Encore une fois, d’ où viens- tu ? Qui es- tu ?
Il y a en toi quelque chose d’ infernal.
Quelle vengeance accomplis- tu sur la terre ?
Et ses pensées passèrent dans son cerveau, incohérentes, fantasques, insaisissables.