Pardon si je t’ ai abandonné pour un peu!
C’ est la faute de l’été qui m’ a portée à voyager dans la distraction et dans l’ oubli de l'ordinaire.
Depuis combien de temps je ne t’ ai parlé de Jeanne, de sa joie de vivre, de la soif de s’étonner, de s’éprendre, de ses peines intarissables, de sa solitude, de ses silences qu’ elle adore tout en les insultant lorsqu’ elle a besoin de partager ses émois, de ses inquiétudes, de ses chimères qui l’ exaspèrent, de ses rêves intarissables qui rient se baignant de ses larmes, et du verbe aimer qui est son hérédité?
Sais- tu mon cher journal qu’ elle a flâné, solitaire, tout le mois d’ août, dans son pays natal, Marseille, et que tout le temps, sous le soleil qui se levait dans une débauche de nuances rosées, et se couchait dans des couleurs de révolte et de soif, elle se creusait les yeux pour retrouver son Je?
En vain!
C’ est la vie! Parfois on se perd de vue.
Soudée aux souvenirs comme la mousse à un tronc, sans réfléchir, dans un état second, pied à pied dans les sillons, elle saluait les grands arbres qu’ elle avait abandonnés des années ou des siècles auparavant, avant de naître peut-être…
Sur l’ un d’ eux, ses initiales un temps y étaient gravées ensemble à celles de son amoureux.
La féérie se dissipa quand elle prit conscience que les cicatrices infligées sur l’ arbre devenu vieux de mille ans en avaient effacé les traces et le cœur qui les choyait.
Secrètement, elle croyait que le temps ne les aurait jamais profanées. Seul le cri des cigales jusqu’à l’épuisement du feuillage.
-Une bonne partie de la vie est composée de petits fragments que nous ne prenons plus en considération, sinon, de loin en loin, pour nous étonner de leur absence.-
Et la nostalgie des débris, même les plus infimes, la jeta dans le plus vif désarroi.
Elle fit un rapide calcul… cela faisait des années qu’ elle avait abandonné les lieux de sa candeur pour suivre l’ Amour, et l’ Amour à son tour l’ avait abandonnée pour une autre atmosphère…
Cruelle la vie n’ est- ce pas?
Vengeance peut-être!
C’ est à ce moment que commença un malaise qui ne devait plus la quitter.
Je devrais dire maladie plutôt que malaise car depuis, elle voulait renouer avec ses origines. Une obsession!
Personne n’ avait jusqu’à présent percé ses secrets et n’ avait soupçonné les démons qui la dévoraient.
Tisonner les cendres du passé lui apportait certes, des extases divines, mais ces enchantements étaient gâtés par une insoutenable et immortelle mélancolie accompagnée de nostalgie.
Seuls vagues souvenirs jonchaient sa mémoire, l'essentiel fuyait...
Combien de choses mon cher journal je voudrais te raconter encore, mais déjà les larmes coulent de mes yeux de la voir ainsi perdue au milieu de ces pierres dispersées par les siècles, sans chair, sans parole.
Seuls des flottements d’ arrière- goût, des trous de mémoire laissaient mesurer le passage du temps.
Seule sa langue lui est restée fidèle…
Elle en savoure le son, l’ harmonie, l’élégance, le charme.
Elle la fredonne même dans l’ espace qui bleuit son espace…
Elle l’ aime…
C’ est en tout cas, la seule chose qu'elle n’ a jamais trahie.
Et pourtant!
Parfois elle en oublie la syntaxe et s’ affole…
Comment se peut- il?
Pourquoi le destin l'a- t-il condamnée à l’ oubli?
Et ce qui la jette dans l'obscurité la plus noire, c'est cette absence, ce silence sur tout, ce désert autour d’ elle.
Elle court partout à la recherche de quelque chose comme un bébé affamé cherche le sein de sa mère.
Toute rumeur de rébellion solitaire tombe sans bruit dans le lac de l'indifférence qui lent et obstiné envahit chaque recoin de son cœur.
Pourquoi y a- t-il toujours quelque chose qui vient entraver son bonheur?
Pourquoi ne peut- on toujours être heureux?
Mais mon cher journal, tu ne réponds pas?
Tu as raison, c’ est si beau le silence.
Mais tout de même je m’ avoue désarmée! Peut- on perdre ses traces dans les lieux de son origine?
Ne survivons- nous pas qu’à force de racines?
Ne devraient- elles pas être éternelles, impérissables?
Quand elle fit le tour des lieux où elle avait vécu longtemps, son souffle devint court, elle se retrouva soudain dans toute sa vérité.
Pendant un instant, dans une entente sans faille, seule avec son Je, le gel qui s’était formé en elle se mit à fondre…
Elle demanda à l’ air, au vent du large, aux arbres de lui parler, et tout lui répondait…
Elle recouvra l’ allégresse d’ exister. Du profond jadis un parfum opulent lui revenait… elle était à l’ origine… avec ses pas, l’ air se déplaçait!
Alors qu’ elle s’ engageait sur la petite route qui menait vers l’époque où sa mère vivait encore. Vers ce temps où la mort n’existait pas, elle salua son Je et en moins d’ un moment elle retrouva son allant. Tout autour, le paysage offrait l’ image de la quiétude…
À quelques centaines de mètres, les vaguelettes de sa jeunesse léchaient le rivage, celui au dessus duquel ses rêves avaient plané et pris corps.
Elle appelait à son secours les pierres où étaient accrochés des lambeaux d'hier, et, comme une gamine débordante de sève, frémissante et passionnée, elle aspirait tout l'air de sa jeunesse.
La tête et le front en flammes, un rire de joie lui montait de la poitrine aux joues pour effleurer ses lèvres.
Les premiers moments qu’ elle passa ainsi lui parurent divins, merveilleux.
Elle ferma les yeux …
Dans l’ obscurité de ses paupières closes, elle aperçut sa jouvence et son innocence.
Sans hésiter d’ avantage, elle les rouvrit et renversa dans le paysage toutes ses émotions, ses larmes, ses regrets.
Le remords la happât comme une morsure et pendant longtemps, elle resta là, comme folle de douleur pour avoir abandonné ces lieux un temps si cher à son âme.
Ici, chaque chemin, chaque maison, elle ne savait, tout évoquait fantômes de voix connues...
Elle se retrouva à lever les yeux à la recherche des cris lancés contre le ciel.
Et quel vacarme!
Cris aigus et durs. Elle insulta le temps qui impunément avait fui ici, sans elle!
À deux ou trois reprises, la pensée de ses jeunes années revint la frôler.
Elle rêva tout haut et caressa l’ idée de revenir à ces lieux oubliés.
À présent tout était possible, elle était libre et éperdue de curiosité. C’était son vœu!
...
Et quand l’ avion décolla, ce fut un énorme combat que d’abandonner encore une fois les lieux de sa splendeur.
...
La vie l’ emmenait maintenant, là où nul ne l’ attendait, où tout n’ enfantait que silence...