J’ ai passé la journée d’ hier dans un profond accablement, je crois que j’ ai eu du repos tout un jour, mais je ne me suis pas aperçue que je me reposais.
Ma tête labourait et mes pensées m’ anéantissaient et m’ accablaient dans leur chevauchement affolé.
Le même soir, j’ avais résolu de ne point dormir et d’ employer la force que mon âme retrouve pour les rêves à poursuivre, comme autrefois.
Il y a bien longtemps que je ne lutte plus contre la veille, ni contre le sommeil.
Ainsi, cette nuit je l’ ai passée assise sur mon lit, ayant sur ma tête un ciel nuageux et froid.
Ce désert qui m’ entoure est vraiment bien beau comparé à l’ histoire que je viens là vous raconter.
Je l’ ai intitulé « Bagne pour vieux » car finir ses derniers jours dans un hospice n’ a rien de gai.
Et je ne sens dans mon cerveau que l’ indignation et l'effroi, car cet abandon pèse sur mon âme et l’offense.
À quoi bon vivre refoulé du monde me dis- je, pour le seul fait d’être devenu un poids lourd pour ses propres familiers.
Que Dieu me préserve de ce futur miséreux et je retombe dans cette décourageante pensée.
J’ espère un jour pouvoir choisir la fin que je mérite me dis- je, sans être parquée dans l’ ennui de ce néant où mon existence serait rivée à jamais.
Et je prie Dieu que si cela devait m’ arriver, c’ est parce que j’ aurai perdu la raison.
Je n’ en serais que plus à plaindre.
Ainsi je ne me verrais obligée de châtier qui a osé m'infliger une telle cruauté.
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« Les rideaux du salon étaient ouverts, une musique fluait dans l'air.
C’était le jour des visites des parents et des amis des retraités.
Peu arrivaient fidèles à ce rendez- vous miséricordieux.
Le premier étage ressemblait à un transatlantique ancré par erreur entre les jardins ornés de fleurs multicolores.
Les hôtes et leurs visiteurs se promenaient sur le « pont » jouissant de la fraîcheur du soir, d’autres reposaient sur des fauteuils comme fantômes flous.
Âmes d'autres temps qui parlaient toutes seules, certaines mâchant l'air, d’ autres peut-être se rappelant des années lointaines cherchant dans la mémoire les noms des camarades, des parents, des fils et des petits- enfants absents.
À cet âge, l'inventaire du passé est comme s’ enfoncer dans un labyrinthe sans réussir à reconnaître un endroit, un évènement, un individu cher et le placer dans la brume.
Les surveillants en uniformes rôdaient silencieux en recouvrant jambes affaiblies, distribuant pilules pour la nuit, servant tisanes aux retraités et boissons aux autres.
Des hauts- parleurs invisibles, fuyaient les sublimes notes d'une mazurka de Chopin, sans aucun rapport avec le rythme intérieur lent et apathique des habitants de la maison.
Une chienne sautait avec gaieté dans le jardin à la vue d’ une jeune fille attentive à ne pas écraser les myosotis.
Elle guidait ses pas vers les voyageurs du passé qui vivaient un présent enveloppé dans la nostalgie.
Une infirmière, cheveux recueillis dans un chignon qui lui découvrait la nuque, était vêtue d’ une longue tunique blanche.
Quelque chose dans son comportement étonnait.
Son charme, son allure, sa joliesse peut-être, on ne savait préciser ce qui attirait les regards extasiés des pensionnaires de la maison.
La visiteuse l'observait pendant qu'elle se promenait entre les vieillards, gaie et courtoise avec tous, spécialement avec ceux qui étaient amoureux d'elle.
Un hémiplégique, incapable de serrer un crayon entre les doigts lui dictait ses missives.
Il écrivait à ses amis d'enfance, à ses fiancées d’ antan, aux parents enterrés depuis pas mal de décennies. Mais elle n'envoyait pas cette correspondance compatissante pour ne pas devoir supporter la déception de se la voir retournée par la poste, à cause du manque de destinataire.
Elle inventait de merveilleuses réponses et les remettait à l'âgé pour lui éviter la peine de se savoir seul sur cette terre.
Même un grand- père aliéné ne recevait jamais de visites.
Le vieux monsieur avait les poches pleines de précieux trésors qu’ il choyait avec zèle: images décolorées de filles en fleur, cartes jaunies par le temps où on apercevait un sein à peine voilé, une jambe audacieuse qui exhibait une jarretière de rubans et dentelles.
La jeune fille s’ approcha de la chaise à roulette d'une riche veuve.
La plus riche du royaume.
La femme portait un habit froissé, une mantille mangée par le temps.
Accroché à la chaise il y avait un sac en plastique contenant des pacotilles et sur ses genoux, reposait un écrin contenant tous ses rêves qu'elle comptait et recomptait pour contrôler qu’ il n'en manquât aucun.
Un colonel s'interposa avec médailles d’ excellence, pour leur dire, en un souffle asthmatique, qu'une balle de canon avait pulvérisé la moitié du corps de cette femme héroïque.
Elle avait accumulé sa fortune honnêtement, pour s’être soumise à son mari.
Terrible devoir payer ce qu'on pourrait avoir gratis dit- il.
Je le dis par expérience personnelle.
Avant de pouvoir clarifier ce mystère, un homme grand et maigre s’ approcha du groupe avec une expression tragique sur le visage en demandant de son fils.
L'infirmière le prit à l’écart et lui parla en secret, puis elle le conduisit vers un trio animé et resta à ses côtés tant qu’ elle ne le vit s’ apaiser.
Son fils était exilé de l'autre côté de la planète et il pouvait se mettre en contact avec lui seulement à travers des lettres qui devenaient de plus en plus éloignées et froides…
« Parce que l’ absence est un mal semblable à la véhémence du temps. »
Un autre pensionnaire n'avait pas eu la fortune de perdre la raison et à la première négligence, il s'échappait du « bagne » anxieux de chercher sa femme qui avait disparu.
Il n'éliminait pas l'éventualité de la voir réapparaître un jour.
À force de mensonges pitoyables, l'infirmière réussissait à éviter qu'il fuît chaque fois que le jardin restait sans vigilance, mais elle n'avait pas réussi à lui empêcher de gaspiller le sommeil en tourments vains et la vie en quête de détails et avec le désir de visiter les tombes des siens.
Un peu plus loin, deux personnes âgées de palimpseste et d’ ivoire, se balançaient sur une chaise de fer forgé.
Ils se connaissaient à peine mais ils avaient eu la bonne idée de s'éprendre l’ un l’ autre malgré l'opposition tenace d'un infirmier qui considérait cet épisode intolérable, « où n’ a-t- on jamais vu une paire de vieux gâteux aller se promener s'embrassant en cachette? » Murmurait- il à ses collègues.
La jeune fille défendait par contre le droit à ce dernier bonheur, et elle souhaitait à tous les hôtes de cette maison de retraite, la même chance, parce que l'amour les aurait sauvés de la solitude, la pire condamne de la vieillesse.
Maman, disait- elle, car elle était venue trouver sa mère en ce jour de visite, ne regarde pas la porte qu’ ils laissent entr’ ouverte la nuit, et ne fais pas cette tête quand les infirmiers les retrouvent ensemble le matin dans une douce étreinte.
Ils font l'amour, même si le médecin dit qu'à leur âge cela est impossible.
Et enfin, une dame prenait le frais sur la véranda.
Elle avait sûrement été une beauté un temps, et en un sens, elle l’était encore.
En robe de chambre et pantoufles de satin blanc, elle suivait les horaires d'Amérique, son pays natal, avec une différence de pas mal d'heures et de deux saisons.
Sur ses épaules reposait une étole de renards mitée, achalandée d’ yeux pathétiques de verre et d’ une queue défraîchie.
Elle possédait des malles avec d’ anciens vêtements.
En pleine possession de ses facultés mentales, incluse de coquetterie, elle n’ avait pas abandonné ses intérêts pour le monde.
Elle lisait les journaux et de temps en temps elle allait au cinéma. Les surveillants la traitaient avec déférence en l'appelant Madame.
Au réconfort de ses derniers ans, elle n’ avait jamais perdu l'inépuisable imagination. Toujours prise par ses fantaisies, il lui manquait le temps et l’âme pour faire attention aux mesquineries de l'existence.
Dans ses souvenirs, il n’ y avait pas de chaos, elle les emmagasinait avec ordre parfait et elle était heureuse d’ y fouiller dedans.
De ce point de vue, elle avait meilleure chance du reste des âgés, lesquels, le manque de mémoire effaçait les épisodes du passé et cela réveillait la panique de ne pas les avoir vécus.
Elle avait à son actif une vie pleine et sa grande joie consistait à la rappeler avec la précision d'un ordinateur.
Elle regrettait seulement les circonstances manquées, la main qu’ elle n'avait pas tendue, les larmes suffoquées, les lèvres qu’ elle n'avait pas réussi à embrasser.
Elle avait eu pas mal d'amours, aventures vécues sans penser aux conséquences, elle avait dissipé son temps avec gaieté parce qu'elle avait toujours dit qu'elle serait morte à cent ans.
Elle s'était préparée l'avenir avec un sens pratique en choisissant elle même la maison de repos quand elle avait compris qu'elle n'aurait pas pu vivre toute seule et elle avait laissé à un homme de confiance le devoir d'administrer ses épargnes pour s'assurer le bien-être jusqu’ à la fin de ses jours.
Elle avait serré un pacte secret avec cette personne spéciale, qu’ elle aimait particulièrement: « le jour que je me ferai dans les culottes, lui avait- elle dit, et où je ne réussirai plus à me mettre du rouge aux lèvres, est- ce que tu m'aideras à mourir? »
O ciel! Toi, proférer ce blasphème?
Mais sais- tu ce que tu dis, lui avait répondu ce dernier?
Mais, comme il est naturel, il le lui promit sans battre cils.