Les premiers jours de septembre furent un peu tristes pour Jeanne qui aimait le soleil éclatant, les prairies vert émeraude, les platanes recouverts d'encre verte.
Jamais soirée fut si douce et tiède en ce dernier dimanche de liberté… Elle avait six ans et le lendemain, elle allait commencer son premier jour d‘école…
La nuit tombait doucement, le ciel restait clair à l’ouest. Les lampadaires commençaient à briller pendant que les enfants jouaient et se chamaillaient aussi. Les grandes personnes s’entretenaient sur le seuil de leur demeure jouant à la belote, *(1) ou à la pétanque.*(2) Les femmes jacassaient doucement et riaient fort, elles confabulaient peut-être d‘une voisine absente.
Les feuilles jaunies et poussiéreuses rappelaient encore l’été. Elles avaient l'air si dolentes qu’elles semblaient crier quand le vent les bousculait, frissonnantes, l'air monotone, le cœur saignant, elles se laissaient choir. Comme des vieillards aux bras tordus par les années, les vieux arbres agonisaient aussi..
Et c’est quand le ciel peu à peu se remplissait d’étoiles que Jeanne rêvait dans l’envoûtante atmosphère de son jolie jardin. Il lui était doux d'entendre résonner le rire des visages qu'elle ne voyait pas. Elle goûtait le silence revenu, la douceur de cette soirée sous la clarté de la lune en attendant le retour de son père, qui, communiste convaincu depuis l‘adolescence, se rencontrait souvent dans quelque lieu avec ses amis, fervents de la même alliance.
"Va donc t’amuser avec tes amis" lui disait sa mère… “Non, je ne veux pas y aller, je suis bien ici" répondait-elle têtue et opiniâtre.
Le lendemain elle allait perdre sa liberté, mélancolique, elle refoula ses larmes, elle était apeurée… Elle aurait voulu que son père ne revînt jamais plus au foyer, elle pensait à combien elle aurait aimé être adulte et s’enfuir, comme le fit son frère, de cet homme incroyant et cruel.
Et si elle n’allait pas bien à l’école? Et si elle prenait des mauvaises notes?
Elle le voit furieux et son âme d’enfant s’embrase de fureur et de haine. Elle était consumée par le désir de lui infliger les mêmes peines et de le cogner brutalement comme il le faisait avec elle et son frère…. Pour la première fois, elle rêvait revendiquer le droit d’agir librement. Elle sourit un instant imaginant la scène et arriva même à fredonner une petite berceuse que sa grand-mère lui chantait quand elle était toute petite… Elle en avait gardé un vague souvenir.
Comme elle aurait voulu que cette soirée ne prît jamais fin!
Comme elle aurait voulu que la nuit noire et profonde n'arriva jamais et chasser les fantômes qui logeaient dans sa tête et la hantaient lorsque Morphée la possédait… Elle les voyait et criait se réveillant fiévreuse et apeurée, grondante de sueur… sa maman accourait en chemise de nuit pour la tranquilliser l’étreignant fort sur son sein, mais en vain, chaque nuit ils étaient là à la tourmenter sans trêve…Ils la dévoraient chaque nuit davantage.
Comme quand elle se leva dans la noirceur de sa chambre pour aller faire la pipi et à peine elle éclaira la lumière de la salle de bain, elle se trouva face au miroir qui refléta son image. Jamais pareille peur fut aussi grande, elle cria si fort qu’elle réveilla la maison toute entière… elle crut voir un fantôme, et depuis, elle ne s’hasarda plus jamais à se lever la nuit. Elle attendait, patiente, que les petits jours la réveillassent, fidèles…