Jeanne grandissait haïssant de plus en plus son père tout en l’aimant très fort.
Et c’est un soir, toute la famille réunie autour de la table, après avoir montré à son père, comme de coutume, les mains d’un côté puis de l’autre pour qu'il s‘assure qu’elles fussent bien propres, que Jeanne brusquement se mit à pleurer.
"Pourquoi pleures-tu"? demanda son père d'une voix irritée... "je n'ai pas faim", répondit-elle.
On n'a pas besoin d'avoir faim pour manger du potage... "mais papa, je n'aime pas le potage". Elle se souvient encore de sa violente réaction, car refuser une pitance, c'était comme accomplir un crime pour lui qui avait pâti la faim durant la guerre.
Impératif, tout ce que l'on mettait à table devait être honoré et c'est ainsi que sa colère éclata.
Après l’avoir fustigée avec son martinet qu’il n‘abandonnait jamais, Jeanne laissa la table mortifiée. Elle courut se réfugier dans sa chambre avec des blessures qui la tourmentèrent moins que la haine qui grandissait en elle.
Silencieuse, elle pleura longtemps... Et vinrent les jours suivants...
Elle restait à jeun toutes les fois qu‘elle refusait le même plat, qui entre temps s'était décomposé, jusqu'à ce qu'elle se décida, non sans dégoût, de faire le geste de mettre la cuillère à la bouche; et c’est seulement alors que son père jugeait qu'il était venu le moment de lui changer l‘assiette...
Elle mangea sans faim, en silence, jusqu'à en vomir après.
... Des larmes coulaient et caressaient doucement son opalin petit visage, alors que la rage dévorait son âme.
Et la haine croîssait en elle comme un fleuve en crue. Qu'est-ce qu'elle aurait pu faire pour échapper à ces abus et à ces meurtrissures?…
Bouleversé, son frère assistait impuissant à la scène, et sa mère restait muette autant apeurée que lui(...)