L’ atmosphère était fantasque, merveilleuse, fictive.
Fabrique d’ images et d’ illusions.
Un mélange de la nature habitée et "sauvage" où l'on eût dit que l'homme n'y avait jamais pénétré.
Pas un arbre qui n'eût des champignons à sa base ou dans ses rameaux un nid d'oiseaux.
Un blanc jet d’ eau soupirait.
Sous le vent qui gémissait, tout frissonnait.
Des feuilles ensanglantées erraient et semblaient s’ abandonner à leur destin.
Jeanne, ombre triste, le cœur ailleurs, s'acheminait sur un sentier vallonné et respirait l’ air embaumé attiédi par le soleil d’ octobre.
À la fin du chemin, dans le fouillis des ronces, des chèvrefeuilles persistants se dressaient ça et là.
Plus loin, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches affolées.
Derrière elle, le Vésuve se dressait écrasant tout ce qu’ il dominait. Sa sauvage grandeur rendait encore plus aimable le paysage étendu à ses pieds.
En face, la pleine mer, brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'il lui semblait en entendre le murmure.
Les flots endormis en tombant sur le sable se déroulaient sur la grève qui s'étendait à perte de vue et semblaient s'épanouir dans un désordre gai.
Combien elle aurait aimé courir et saisir les flocons d'écume que le vent emportait.
Et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela.
Elle promenait ses yeux autour d'elle... la quiétude était si profonde qu’ elle se croyait transportée dans un monde enchanté qui s’ ouvrait à elle… et elle y courait à s’ y réfugier.
Le soleil traversant les nuages lui forçait à cligner ses paupières pendant qu'elle regardait au loin l'horizon doucement s'enflammer.
Et souriant à l'idée d'être grise, elle buvait l’ immensité.
Le silence absolu n’était rompu que par les doux bruissements de la nature. Elle jouissait de la tranquillité et ce fut là qu'elle démêlait dans la pureté de l'air où elle se trouvait, la véritable cause du changement de son humeur, et du retour de cette paix intérieure qu'elle avait perdue depuis longtemps.
Elle oubliait où elle était, elle s'oubliait elle- même. Elle ne savait plus où elle était. Elle avait le cœur ailleurs.
Le soleil qui étalait son sang dans les nuages lui faisait perdre la tête. Ses couleurs la troublaient.
Comment suffire au torrent de délices qui venait l'inonder! Comment?
Son émotion croissante ne lui laissait à peine apercevoir son chemin.
L’évasion dans l’ imagination se fit impérieuse.
C’était son aliment depuis sa petite enfance, pendant son adolescence et adulte aussi quand elle fut vite arrachée à ses illusions par la fâcheuse réalité. L’ imaginaire était devenu moins décevant pour elle.
Elle ne voyait qu'avec le cœur. Les plaisirs qu’ elle trouvait dans le fantasque étaient invisibles à ses yeux... ils lui procuraient des sentiments de soulagement et de sécurité livrée par la rêverie proprement dite avec son cortège de fantasmes.
L’ impossibilité d’ atteindre ce qui n’était plus l’ avait jetée dans le désarroi. Une flèche mortelle avait blessé son sein, et la douleur ne s'était faite sentir que longtemps après la blessure, et ne voyant plus rien d’ excitant qui fût digne de son délire, elle nourrissait ses désirs dans un monde fantasque que son imagination créatrice eût bientôt peuplé de chimères selon les exigences de son cœur qui osait désirer encore… il la punissait de ses fantaisies et la rendait inquiète.
Mécontente du présent, elle songeait nostalgiquement au passé et aux êtres qu’ elle avait aimés.
Le sort les avait séparés mais le temps ne les avait pas désunis…
O, combien elle aurait aimé savoir peindre « la douleur» comme Munch sut peindre le cri.
La peindre si précisément qu’ elle puisse la toucher et ainsi la rendre tolérante, l'effacer, l'annuler de sa vie ou au moins l'adoucir pour ne pas laisser ouvertes ses blessures dont certaines sont encore sanguinolentes.
Une douleur mouvante, changeant d'apparence et de couleur qui éteindrait toutes ses souffrances.
« N'est- elle la douleur un quelque chose qui détruit et rend si vulnérable? »
Jeanne croyait à la magie de la peinture qui agit sur l'imagination où dès qu’ elle pourra, elle s'attaquera à cette maladie incurable. Elle la captera, l'étalera face à la mer dont la couleur envahira sa toile et la douleur sera noyée, inondée sous les flots de la flamme... et finalement il ne lui en restera que le mauvais souvenir.
Mais la douleur sait nager, elle retourne toujours à la surface.
Il faudra qu’ elle crée un quelque chose qui l’ abîmera à jamais et ainsi, anéantie, engouffrée, elle aura tôt fait de laisser la place à l'espoir.
Et doucement, sans qu’ elle ait vu passer le temps, le jour se baissait, les couleurs barbouillées qui ruisselaient dans les eaux excitaient son délire et entre deux rêveries nostalgiques elle vit le soleil se noyer dans son sang.
Le couchant lui apparaissait tel qu'elle l’ avait aimé antan ...
"Ô souvenir immortel de cet instant d'illusion, de délire, d'enchantement. Jamais il ne s'effacera de son âme et tant que son cœur lui fournira des sentiments et des soupirs il sera son supplice et son bonheur! "
Son imagination « fatiguée » par l'excitation de cette réminiscence avait besoin d'une pause.
Elle fermait ses paupières et le mouvement de son cœur s'assoupissait, les battements ralentissaient un à un, plus vagues chaque fois, plus doux comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît et quand elle leva les yeux vers le ciel qui brillait d’ un feu sacré, extasiée, elle crut voir une ombre planer au-dessus de sa tête.
Elle eut un vrai sourire, un de ses sourires émus qui lui illuminait les yeux.
Elle s'était finalement remâtée.
Ce soleil agonisant était pour elle sujet d'amour, mémoire personnelle d'un souvenir jamais enfoui.
Et elle s’ entretint avec son cœur qui depuis, ne cessait de soupirer et d’espérer: " O mon cœur lui dit- elle… Oublie! Oublie ce couchant taché de sang!
Ne te tourmente plus. Tâche de calmer l’ ivresse des vains désirs qui suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Que manque- t-il à notre bonheur? Je sais, le plus grand des biens est d’être aimé… Que dire mon cœur, ne l’ avons- nous pas été? Sachons jouir du temps précieux après lequel, peut-être, nous soupirerons un jour. » Il nous en reste si peu!"
" Ce sont les impressions de Jeanne que je suis venue là vous raconter. Je me suis contentée de parler de la situation de son âme."
J’ ai voulu faire savoir au monde combien elle avait aimé ce décor captivant qu'elle a couché sur sa toile.
Je voulais sensibiliser l'âme de sa chimère en étant elle- même de nature sensible.
"En dépit de tout, garder ses illusions n'est pas une chose risible."
Lorsqu’ elle avait perdu les uns après les autres tous les êtres à qui elle avait consacré son besoin d'aimer, ce fut naturellement vers la rêverie que s’était tournée son attention.
Sa vie s'épuise maintenant réduite à la solitude.
« Un choix, sachez- le! »
La vie active lui est insupportable, il faut tout fuir et vivre seul au monde quand on n'y peut vivre à côté de celui qu'on aime.
La solitude lui permet de ne pas oublier… qu’ au petit matin, les larmes de la rosée tombant par terre lui rappellent d'autres gouttes d'un poids plus lourd ... et que chaque nuit en rêve, le vent apporte à son oreille un souvenir jamais enfoui… comme des râles d'agonie.